mercredi 30 janvier 2019

La route

Rien ne m'avait préparé à vivre une telle rencontre.

La journée avait commencé avec légèreté. J’entamais mon troisième jour au volant d’un camion que je devais convoyer au centre du pays. J'avalais les kilomètres. Le paysage évoluait lentement autour de moi. Des montagnes arides du sud, le rouge avait commencé à tout envahir. Ça et là des touffes de végétation, un ciel bas de coton. 

Et ce soleil tapageur, hurlant de blanc. Même le crépuscule ne parvenait presque plus à le calmer.
J’étais dans mon rêve, je baignais dans le rouge, tout était à moi.


Mais autre chose occupait mon esprit. Une idée qui ne me quittait jamais. Depuis mon arrivée en Australie, je ne pensais qu’à eux. Les aborigènes étaient l'air chaud de ce monde-là. Je les sentais, je les espérais ; mais aucun ne m'avait encore convoqué.


C’est au détour d’un virage que j’ai aperçu ses yeux minuscules enfoncés sous son chapeau de paille. Sa peau était luisante. J'ai observé son nez. Considérable de présence, l'homme était étrangement appuyé à une voiture qui avait l’air de n’avoir pas roulé depuis des mois. Une femme était à l’intérieur. Des milliers de mouches les harcelaient.

Échoués.

Freinage. Le camion arrêté, je somnole presque. Je suis hébété de tant d’attente. Ils sont là, ils semblent naufragés depuis des siècles. Ils m’attendent.



Quand je me suis approché du couple aborigène, je me suis soudain souvenu que je n’aurais jamais le temps de les conduire où ils voudraient sûrement aller, c’est à dire dans l’exacte direction opposée.

Je suis tellement contraint avec ce camion, je dois l'avoir amené à Alice Springs avant mercredi. Aucun retard dans le programme n’est possible. En plus, je n'ai pas le droit de rouler la nuit, ordre de l'assurance. 

Après quelques mots polis, je retourne dans le camion pour leur rapporter les cinq litres d’eau qu’il me reste. Ils sont heureux. Je les salue un peu honteux. Et m’enfuis.



Cinq ans après, la sensation de les avoir abandonnés me consume encore.

Quand je suis repassé 3 semaines plus tard dans le sens inverse, je les ai cherché pendant les six jours de mon trajet retour. 

Pas de trace.
Perdus à jamais.

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